[Femme à l’honneur] Dans la cadre de la Journée mondiale contre le cancer, Fedactio
s’est entretenu avec Sophie Lucas, chercheuse et professeur en immunologie du
cancer, sur son quotidien de femme de science.
Propos recueillis par Alexandre Thiry
Pourriez-vous nous
détailler votre parcours et vos motivations en tant que chercheuse ?
Je m’appelle Sophie Lucas, je suis chercheuse dans un
laboratoire de recherche en immunologie du cancer à l’Institut de Duve, qui est
rattaché à l’Université Catholique de Louvain (UCL) où je suis également
professeur. J’ai fait des études de médecine avant de me consacrer à la
recherche. Ce qui me motive c’est de travailler dans le domaine biomédical pour
mieux comprendre comment nos organismes fonctionnent, plus particulièrement
celui de l’être humain, mais aussi comment ils dysfonctionnent en cas de
maladies bien particulières comme le cancer. En équipe nous cherchons à
comprendre comment le système immunitaire peut détecter les cellules tumorales
et les rejeter chez les patients cancéreux. Nous cherchons surtout à comprendre
comment le manipuler pour corriger ces dysfonctionnements et développer de
nouvelles formes de thérapies du cancer.
Qu’est-ce que
l’immunologie ?
L’immunologie c’est la science qui étudie les réponses du
système immunitaire, la manière dont notre corps se défend contre des
agressions extérieures, principalement de type infections microbiennes (par des
virus, des parasites, des bactéries…) mais aussi contre d’autres formes
d’agressions, qui peuvent venir de l’intérieur comme le développement d’un
cancer. On sait aujourd’hui que notre système immunitaire est capable de
reconnaitre les cellules tumorales et de les rejeter, c’est le domaine spécifique
de l’immunologie des tumeurs.
Quel est le quotidien
d’une immunologue ?
Le quotidien d’une chercheuse en immunologie est très
semblable à celui de tout chercheur en sciences biomédicales, du travail en
laboratoire et des réunions d’équipe. Mon job consiste à diriger une dizaine de
personnes qui travaillent en laboratoire sur un projet de recherche commun. Cette
équipe comprend des étudiants doctorants et postdoctorants, ainsi que des techniciens
de laboratoire. Nous manipulons des réactifs de différents types, soit des
cellules qu’on cultive in vitro, soit des molécules dont on examine les modifications
suite à certains traitements, mais aussi des expériences sur animaux. Plus on
se rapproche d’un potentiel d’application clinique, plus il devient nécessaire
de faire de l’expérimentation animale, pour tester de nouvelles formes de
traitement qui pourraient un jour éventuellement être appliqués chez l’homme.
Mon quotidien c’est d’interagir avec tous ces gens qui mènent des expériences cellulaires,
moléculaires, ou in vivo, et de discuter avec eux de l’interprétation des
résultats, de l’orientation du projet, en espérant que de temps en temps une
idée originale germe et mène éventuellement au développement d’un nouveau
médicament.
Avez-vous déjà
rencontré des difficultés en tant que femme dans votre milieu ?
Des difficultés directes, immédiatement liées à mon genre,
honnêtement pas vraiment, mais j’ai connu des difficultés organisationnelles. C’est
toujours difficile pour une femme de trouver sa place dans un environnement de
travail, sachant qu’à côté on accorde beaucoup de temps et d’importance à sa vie
de famille, à porter des enfants quand on en veut. Tout cela n’est pas sans
conséquence sur notre vie de travail. Cela dit j’ai personnellement trouvé des
réponses à ces questions, en me rendant rapidement compte mon travail était une
chose très importante et que j’avais envie de lui consacrer beaucoup d’énergie
et de passion. Tout cela nécessitait de trouver des aménagements. J’ai cela dit
eu la chance d’avoir des enfants avec une personne qui a laissé énormément de
place à cette passion. J’ai donc eu plus de soutien en tant que femme, et femme
de science, que de véritables handicaps dans ma carrière.
On entend souvent que
les sciences sont un milieu essentiellement masculin, cela se vérifie-t-il ?
Quelle serait selon vous l’origine de ce déséquilibre ?
Cela se vérifie tout à fait. Je ne compte plus le nombre de
réunions auxquelles je participe, avec des gens qui occupent des fonctions
hiérarchiques plus élevées, et où je suis la seule femme. Encore aujourd’hui en
2019, le pourcentage de femmes qui occupent des postes à responsabilités dans
le domaine des sciences est anormalement faible. J’aurais bien du mal à
identifier les causes et origines profondes de cette disproportion, car je ne
suis pas sociologue, mais je suis quelque part obligée de constater les faits. Peut-être
que les femmes ont encore un peu de mal à accorder la place qui est nécessaire
à leur travail quand elles progressent dans leurs fonctions, dans leur
carrière ? C’est d’autant plus étonnant que dans le domaine des sciences
biomédicales, pharmaceutiques, ou de la médecine, il y a une majorité de jeunes
femmes étudiantes ou doctorantes. Dans mon laboratoire également, les femmes
sont majoritaires. Au-delà, la proportion de femmes qui persistent (postdoctorat)
diminue progressivement. Il faut que nous - les femmes - soyons très attentives
à s’assurer de persister et de progresser dans notre carrière sans considérer que
notre genre est un handicap. Ça ne doit plus l‘être aujourd’hui.
Le fait d’avoir plus
d’étudiantes dans votre filière n’est-il pas dû à l’image
« féminine » que notre société attribue aux soins de santé ?
Quand on a choisi la voie de la recherche fondamentale dans
le domaine des sciences biomédicales on s’éloigne relativement fort du soin
direct au patient. Dans ma carrière, même si je suis médecin de formation, je
n’ai jamais eu à interagir avec des patients après mes stages de médecine. Mon
métier est différent, il s’agit quand même de science fondamentale rigoureuse, explicable
au niveau moléculaire. Je ne sais pas vous dire si c’est la possibilité du
soin, de la thérapie, qui justifie qu’on ait plus d’étudiantes dans les
filières biomédicales. Cela reste pour moi une énigme.
Que conseillerez-vous
aux jeunes qui souhaitent entreprendre des études dans ce domaine ?
À 50 ans, quand je regarde en arrière, je n’ai absolument
aucuns regrets. Je me dis que j’ai eu la chance d’avoir une activité
passionnante, et donc j’encouragerais ces jeunes à se lancer. Maintenant est-ce
que j’aurais des conseils particuliers à dire aux jeunes femmes qui souhaitent
s’engager dans cette voie ? Peut-être de bien penser à elles quand elles
vont organiser leur vie de famille. Parce qu’un jour, quand les enfants
deviennent grands et partent, c’est important d’avoir quelque chose qui nous
motive terriblement. Les métiers de la recherche, dans le domaine des sciences
biomédicales, mais aussi dans tout domaine scientifique comme dans les sciences
humaines, peuvent vous porter à très long terme. Après la constitution d’une
famille, avoir élevé des enfants, et les avoir amenés à l’indépendance, il
reste encore toute une vie. Quand on a la chance de faire un métier passionnant
c’est toute cette vie après qui reste passionnante.
Que pensez-vous de la
place consacrée à la recherche en Belgique ?
Je pense que nous n’avons pas vraiment à nous plaindre car nous
avons la chance de vivre dans un pays développé où l’on consacre une part
significative du PIB à la recherche fondamentale académique. Je pense que le
financement de la recherche fondamentale doit être soutenu par l’État si nous
voulons que nos sociétés progressent. Si j’ai la chance de travailler dans un
pays où on finance relativement bien la recherche, je pense qu’un plus grand
soutien profiterait à tout le monde.
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